TOKiMONSTA : De nouvelles racines

Après avoir pratiqué le piano classique dès son plus jeune âge, Jennifer Lee, alias TOKiMONSTA, s’est affranchie des attentes pour rejoindre Project Blowed, un atelier open-mic de rappeurs basé à Los Angeles. La jeune musicienne a d'abord travaillé pour un éditeur de jeux vidéo avant de choisir de se consacrer à la musique à plein temps. Elle fait ses débuts avec Cosmic Intoxication (2010), un EP instrumental mêlant hip-hop et grime. Première artiste féminine à signer avec le label influent Brainfeeder fondé par Flying Lotus, Lee a rapidement enchaîné avec l'album Midnight Menu, salué par la critique, suivi de l'EP Creature Dreams.
Cependant, en 2014, Lee traverse une épreuve difficile lorsqu'on lui diagnostique une maladie neurologique potentiellement mortelle. Après une intervention chirurgicale et une période marquée par l’aphasie, elle parvient heureusement à se rétablir complètement. Son retour est marqué par une nomination aux Grammy Awards en 2017 pour son album de dance électro-ludique Lune Rouge. Dans les années qui suivent, sa carrière prend de l’ampleur, avec une série d’albums explorant divers horizons entre hip-hop et musique dance, tout en se produisant sur les plus grandes scènes de festivals à travers le monde. Le dernier album de TOKiMONSTA, Eternal Reverie, dévoile un son dance plus organique, enrichi de subtiles influences samba et soul.
Nous avons rencontré TOKiMONSTA pour discuter de son nouvel album, de l’évolution de son univers sonore, de ses techniques de sampling préférées, de son approche de la scène, de son parcours artistique, de sa vision des nouvelles tendances musicales, et bien plus encore. En bonus, elle partage quelques boucles et sons issus de son studio en téléchargement gratuit.
Tu as mis le live entre parenthèses pour te consacrer entièrement à ton nouvel album, Eternal Reverie. As-tu ressenti que ton emploi du temps de tournée intense affectait ta musique ?
Mon point de vue sur cette question a évolué avec le temps. Au début, je trouvais presque impossible d’être créative tout en étant en tournée, car ce rythme est extrêmement éprouvant : il faut profiter du moindre moment libre pour se reposer et récupérer après chaque série de concerts. Aujourd’hui, j’arrive un peu mieux à concilier création et tournée, mais cela m’a pris du temps pour y parvenir. Depuis un an ou deux, j’ai choisi de ne plus mixer tous les week-ends, ce qui m’a permis de trouver un certain équilibre et de rester inspirée. Maintenant, j’arrive même à ouvrir mon ordinateur portable en déplacement pour noter des idées. Ableton m’a énormément aidée à concrétiser mes idées rapidement, me permettant ainsi de travailler à 90% en dehors d’un studio physique traditionnel.
“Mais la musique évolue sans cesse, alors qui sait vraiment ce qu’on considère aujourd’hui comme étrange ou conventionnel ?"
Ressens-tu le besoin de suivre certaines tendances de la musique électronique, ou cela te détournerait-il de ta propre direction artistique ?
Je suis naturellement exposée aux nouvelles tendances, parce que je vais toujours à des festivals ou dans des clubs, et j'aime voir ce que font les autres. Certains de mes meilleurs amis sont des musiciens exceptionnels, et je dirige aussi un label, donc c'est essentiel pour moi de rester à l’écoute. Pas par esprit de compétition, mais par passion pour la musique. J’aime suivre l’évolution constante du BPM et des sonorités. Comme tout fan de musique, j’en suis sans doute influencée, mais il m’arrive aussi de réagir à contre-courant : si les tempos s’accélèrent, je ralentis ; si la tendance est à la surproduction et aux sons ultra-léchés, je simplifie mon processus en revenant à la saturation sur bande, pour retrouver un son plus brut et organique. C'est un peu ce que j'ai fait avec ce nouvel album : une réaction à certaines tendances actuelles de la musique dance, mais aussi l'envie d’explorer autre chose.
Tu as dit que TOKiMONSTA était simplement un pseudo, pas un alias pensé à l’avance. Avec le temps, as-tu eu l’impression de devoir te conformer à ce que TOKiMONSTA représente ?
Pas consciemment, non. Mais ce qui est intéressant avec TOKiMONSTA, c’est qu’à mes débuts, lorsque j’ai commencé à partager ma musique, personne ne savait vraiment où me placer. Je me suis retrouvée dans une situation étrange où les festivals et les programmateurs me plaçaient sur des scènes dubstep alors que je n'en faisais pas, ou sur des scènes hip-hop alors que je ne me reconnaissais pas entièrement dans ce genre non plus. J’ai toujours eu cette volonté de ne pas suivre la foule, de repousser constamment les limites pour évoluer dans une catégorie à part, un peu étrange. Pour moi, TOKiMONSTA incarne l’altérité, le fait d’explorer des pistes risquées, étranges, avant-gardistes ou progressives. Mais la musique évolue sans cesse, alors qui sait vraiment ce qu’on considère aujourd’hui comme étrange ou conventionnel ?
Pour celles et ceux qui attendent impatiemment ton prochain album, peux-tu nous donner quelques indices sur la manière dont ton son a évolué ?
Je pense qu’Eternal Reverie est à la fois une évolution et une sorte de retour en arrière, en réaction à cette tendance actuelle de surproduction musicale. D’un côté, c’est précisément ce qui rend la musique moderne si attrayante, mais de l’autre, j’avais l’impression d’être poussée ou entraînée dans cette direction sans l’avoir pleinement choisie. J’ai pris le temps de réécouter mes anciens projets, comme Midnight Menu et Creature Dreams, datant d’une époque où je ne savais même pas si la musique allait devenir mon métier. Et curieusement, j’ai fini par m’influencer moi-même. Sur ce nouvel album, il y a davantage de breaks et de samples découpés. Il est plus dansant, plus analogique et plus vintage, ce qui me ramène à mes racines.

Y a-t-il des aspects de ta formation classique qui t’ont aidée dans ta manière de composer et de produire ?
Je n’aimais clairement pas les cours de piano à l’époque, mais aujourd’hui, je suis extrêmement reconnaissante de les avoir eus. Bon, même si ma mère était un peu dure à ce sujet, et que dans d’autres circonstances j’aurais peut-être adoré ça [rires]. Ce que j’ai surtout retenu de cette formation, c’est qu’en jouant des compositions, je raconte des histoires. Il y a toujours un début, un milieu et une fin, avec des parties qui se répètent intentionnellement, et surtout, l’atmosphère joue un rôle central dans la musique classique. Quand j’ai commencé à faire de la musique, je produisais des beats hip-hop et je voulais être la prochaine RZA, le producteur de Wu-Tang Clanmon, mon groupe préféré... mais avec plus d’émotion. Je voulais que ma musique soit un voyage, une idée que j’ai empruntée à la musique classique et que je prends très au sérieux quand je suis en studio et que j’arrange mes morceaux dans Ableton.

Capture d'écran de "For You" - la collaboration de TOKiMONSTA avec Kaelin Ellis
L'album comporte un certain nombre de collaborations vocales. Savais-tu déjà avec qui tu voulais travailler, ou est-ce l’orientation des morceaux qui a guidé tes choix ?
Ça dépend des morceaux, mais c’est toujours plus facile si j’ai déjà collaboré avec un artiste en particulier par le passé. Parfois, je commence à travailler sur un morceau, et je me dis : "Ça, c’est un morceau pour Gavin Turek", ou "Celui-là, je pourrais le faire avec Anderson .Paak." L’histoire de ce morceau est intéressante : nous l’avions enregistré cinq ans plus tôt, et Brandon m’avait dit qu’il comptait l’inclure sur son album pendant le Covid. Mais à cause de certaines complications, il a finalement atterri sur le mien. D’autres collaborations ont vu le jour grâce à des recommandations de managers ou d’amis. En général, je sais très vite quand l’univers d’un artiste m’inspire, qu’il s’agisse de Mez, de grouptherapy ou encore de Kaelin Ellis, qui a aussi été un cas assez amusant. On m’a recommandé sa musique sur Spotify, alors je suis allée voir son Instagram et j’ai découvert un producteur talentueux qui créait des sons incroyables. Je l’ai donc contacté directement.
Pour le morceau Death by Disco Part Two, tu t'es envolée pour le Brésil pour sampler un disque ?
Je suis allée à São Paulo pour jouer dans un festival, c’était peut-être Lollapalooza ou Primavera, je ne me souviens plus exactement. Mais j'étais bien au Brésil, et mon ami et mon manager ont eu l’idée d'aller explorer un peu la ville. On n’avait pas beaucoup de temps, mais on est tombés sur un type avec plein de caisses de vinyles et un vieux tourne-disque en piteux état. C’était émouvant de voir à quel point chaque disque avait une valeur particulière pour lui. Il a adoré l’idée que je mette en avant la musique brésilienne à travers mon propre style. Pouvoir intégrer ces samples dans ma musique et rendre hommage à cette culture, c’était vraiment incroyable.
D’une manière générale, es-tu adepte du sampling, de la création d’une bibliothèque de samples et de la collecte de sons en prévision d’une utilisation future ?
Ça a toujours fait partie de mon processus depuis que j’ai eu ma première platine. J’allais au Dollar Store ou dans les marchés aux puces de Los Angeles, je fouillais dans les bacs de vinyles, et, dès que j’entendais un son qui pouvait devenir une boucle, j’achetais le disque et le ramenais chez moi. D’une certaine manière, c’est un processus assez méthodique : j’écoute des disques, j’enregistre des extraits, comme un break de cuivres ou une petite mélodie qui accroche, puis je les classe soigneusement. Parfois, il n’y a qu’un seul sample exploitable sur tout un disque, mais ce n’est pas un problème, car quand je me lance dans une production, j’ai déjà une bibliothèque entière de samples prêts à être intégrés dans mes morceaux.
Es-tu fan du field recording ?
Je suis une grande fan du field recording et je me balade généralement avec un magnétophone portable avec moi. Mais selon le contexte, mon téléphone peut suffir pour capturer des sons que j’utilise ensuite pour superposer avec des caisses claires et créer des percussions originales, ou encore pour ajouter des textures d’ambiance. Dans le pack de samples que je vous ai fourni, j'ai inclus une piste d'écoulement d'eau d'un évier, que vous pouvez simplement insérer dans un refrain ou passer dans un plugin Max for Live, comme mon préféré, Spectral Blur.
Alors, vers quel matériel te tournes-tu lorsque tu cherches à poser la base d’un morceau ?
Je commence généralement depuis mon canapé, dans mon salon, en utilisant Ableton et quelques plugins tiers. J’ai créé un template personnalisé, ce qui fait qu’à chaque fois que j’ouvre Ableton, j’ai directement accès à un kit de batterie sur mesure avec plusieurs grosses caisses et caisses claires pour esquisser des idées. Parfois, je commence avec un synthé MIDI, je pose quelques accords et je vois où ça me mène. D’autres fois, je pars d'un beat, parce que j’ai un rythme en tête que je veux traduire en musique. De temps en temps, j’aime me lancer un défi : je choisis un BPM différent de ceux j'utilise habituellement, juste pour voir ce que je peux créer dans cette dynamique.
Quels éléments d’Ableton sont essentiels à ton processus de création musicale, que ce soit en termes d’interface ou de plugins spécifiques ?
L’une des fonctionnalités les plus importantes pour moi, et que j’utilise sous toutes ses formes, c’est le warping des samples. Que ce soit pour traiter des samples issus de vinyles ou des enregistrements que je fais moi-même, cette fonctionnalité a vraiment changé la donne. Je n’ai encore vu aucune autre version aussi efficace ailleurs. La gestion du sampling, du pitch et du resampling dans Ableton est tout simplement excellente. Par exemple, je ne suis pas très douée à la guitare. Je sais ce que j’aime dans cet instrument et j’adorerais avoir le niveau que j'ai en tête, mais grâce à Ableton et une approche intelligente de la production, je peux donner l’illusion d’être une excellente guitariste.

Et en live ?
En termes de performance, Ableton est essentiel. Que ce soit à Coachella, Primavera ou Sónar, j’ai toujours utilisé Ableton avec un contrôleur MIDI sur scène. J’aime son côté instantané, mais aussi la manière dont il m’aide à faire le lien entre mon cerveau de productrice et mon cerveau de performeuse, parce qu'à la base, je ne viens pas du monde du DJing. Même si j’apprécie la façon dont les DJs travaillent, ma vision de la musique est plus proche de celle d’un compositeur ou d’un chef d’orchestre. Avec Ableton, je peux intégrer des instruments, les isoler comme je le souhaite et construire une véritable expérience sonore pour le public.
Comme beaucoup de producteurs ayant commencé dans l’univers du digital, tu sembles avoir aussi développé une curiosité pour les possibilités offertes par le matériel en hardware…
Parfois, je collectionne du matos par ambition, et d’autres fois juste par plaisir. À un moment, j’étais à fond dans le modulaire, mais je me suis rendu compte que je ne voulais pas forcément faire beaucoup de musique avec [rires]. J’ai un vrai piano dans mon salon, donc il m’arrive d’enregistrer dessus avec un petit contrôleur MIDI. D’autres fois, je commence sur mes synthés et j’enregistre directement dans Ableton. Il y a du matériel un peu partout chez moi : des mini kits de batterie, des boîtes à rythmes , des versions portables d’instruments... Mais mon studio, lui, abrite les pièces maîtresses.
Pour la première fois, tu as fait appel à un ingénieur du son. A-t-il été difficile de laisser quelqu’un d’autre superviser ton processus d’enregistrement ?
Que tu veuilles un son ultra-crunchy à la Skrillex, ou quelque chose de plus dynamique et adouci, comme Bicep, le mixage fait vraiment partie intégrante de ton identité en tant que producteur électronique. C’est un élément essentiel, et j’ai toujours eu ma propre signature sonore, donc déléguer ma vision à quelqu’un d’autre a été un vrai défi. Il y avait des aspects agréables, comme le fait de ne pas me prendre la tête sur chaque kick pour savoir s’il sonnait exactement comme je voulais. Mais pour d’autres choses, j’étais extrêmement pointilleuse et je culpabilisais d’envoyer sans cesse des messages à l'ingé son, qui vivait en Australie. Peut-être que je serai capable de faire plus de compromis à l’avenir, parce que je trouve que le processus de mixage est mentalement épuisant pour moi.
Jauges-tu le succès en fonction des ventes ou de la satisfaction personnelle d’avoir réalisé un disque fidèle à ta vision initiale ?
Dans un monde idéal, je ne me fierais qu’à ma propre satisfaction et au fait qu’un morceau reflète ma voix artistique au moment où je le partage avec le monde. Mais la musique est aussi mon métier, et j’en dépends pour nourrir mon chat complètement fou, mon chien toujours affamé et, plus globalement, pour vivre. Donc tout ça compte. Cela dit, je me rappelle toujours que le plus important, c’est la satisfaction que j’éprouve en tant qu’artiste, parce qu’une fois qu’on perd ça, la musique risque de ne plus être aussi bonne. Le monde n’a pas besoin de plusieurs clones d’un artiste qui cartonne déjà ; si tu n’as pas ton propre style ou ton propre message, tu ne tiendras pas longtemps.
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Texte et interview : Danny Turner
Photos transmises par les artistes