Shapednoise: ne céder sur rien
Passionné de musique industrielle penchant vers le côté obscur du métal, de la techno et de la drum'n'bass, l'artiste italien Nino Pedone est allé suivre des études d'ingénieur du son en 2010 à Milan, où il a initié le projet Repitch Recordings avec les producteurs de techno Ascion et D. Carbone. Assommé par la culture musicale de la ville, Pedone s'est installé à Berlin un an plus tard pour se lancer dans une carrière dans la production, il a sorti une série de EPs de minimal techno et a formé le duo de techno industrielle Violetshaped.
En 2013, le son de Pedone s'était tourné vers le bruitisme extrême, et il a fait ses débuts sous le nom de Shapednoise avec des LPs abrasifs et percutants tels que The Day of Revenge et Different Selves. Présenté comme une collision maîtrisée de bruit, de métal, de rave et de hardcore, l'album plus développé Aesthesis (2019) a été remarqué à cause de la participation du fondateur de Godflesh, Justin Broadrick, et de Drew McDowall, de Coil/Psychic TV.
Enthousiasmé par sa fusion réussie des genres, le nouvel album de Pedone publié sous le nom de Shapednoise, Absurd Matter, va encore plus loin dans l'expérimentation. Réalisé avec Brodinski, le collaborateur de David Lynch Dean Hurley, Moor Mother et le duo de rap de New York Armand Hammer, le labyrinthe inflammable de bruit, de rap underground et de hooks conçus pour radio de Pedone brouille les pistes entre musique abstraite et pop culture, et vient remettre en question la place de la musique bruitiste au sein du mainstream.
Y a-t-il eu un événement particulier qui fait que vous vous êtes intéressé à la musique électronique sombre, lourde et abstraite?
J'aime bien l'énergie de la musique extrême ou puissante et la dimension physique des sons qui s'appuient sur des graves très lourds pour créer une sensation de mouvement. J'écoutais de la musique industrielle, mais aussi du métal et les scènes du Royaume-Uni s'inscrivant dans la continuité du hardcore, ce qui fait que je suis passé à la techno, à la jungle et à la drum'n'bass. Et puis évidemment, il y a des musiques assez proches qui ne sont pas nécessairement électroniques, comme l'avant-garde et la noise. Au début, j'étais fasciné par les rythmes de batterie et j'en ai joué pendant quatre ou cinq ans. Puis, j'ai eu envie d'apprendre à mixer aux platines, alors j'ai revendu ma batterie pour acheter mes premières platines et une table de mixage. C'était avant l'arrivée de Beatport et du téléchargement. Pioneer venait tout juste de sortir la première CDJ-100, et je passais des heures dans les boutiques de disques ; je me souviens même qu'il arrivait qu'ils me passent de nouveaux disques au téléphone [il s'esclaffe].
Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire votre propre musique, et de la musique bruitiste en particulier?
Durant mes études à Milan, je me suis fait quelques amis qui se lançaient dans la production. On écoutait la même musique, mais j'avais envie de faire davantage d'explorations, et il m'a fallu quelques années pour que je me sente capable de forger mon identité, ma signature sonore. Si vous n'écoutez que de la techno, la musique que vous ferez sonnera plus ou moins comme de la techno, tandis que si vous écoutez du jazz, du rock et d'autres genres musicaux, vous aurez plus d'influences à insuffler dans un disque de techno.
Votre premier LP, The Day of Revenge, est rempli de sons durs et malaisants, et pour la plupart des gens, la réaction immédiate est de s'en détourner plutôt que de l'adopter. Dans quelle mesure cherchez-vous à remettre en cause ces perceptions?
Je reconnais que ce type de musique peut être très dur quand on en écoute pour la première fois. Avec certains types de musique précis, il faut du temps pour saisir le contexte de la structure de leur composition et de leur rythme, mais plus on les écoute, plus on s'y fait. C'est comme pour l'alimentation : plus vous mangez de choses différentes, plus votre palais s'affine. J'aime bien provoquer des réactions, mais j'aime aussi surprendre l'auditeur, et j'ai essayé de rendre The Day of Revenge aussi dynamique que possible, en jouant avec le silence à des moments précis pour créer une forme de "voyage psychédélique". John Cage se servait beaucoup du silence et des sons dans sa musique, et la découverte de cette obsession m'a paru intéressante et j'ai cherché à combiner ces attributs dans ma musique à moi.
Arrivé à votre troisième album, Aesthesis, vous collaboriez déjà avec des artistes tels que Drew McDowall de Coil/Psychic TV. A-t-il apporté ce que vous espériez, ou bien recherchiez-vous l'inattendu?
Les disques de Drew avec Coil et Psychic TV ont été une grande source d'inspiration pour mes sets de DJ. Je l'ai rencontré lors du festival CTM à Berlin quand il faisait de la musique avec le producteur de grime expérimentale Rabit, alors j'ai pensé que ce serait sympa qu'on se réunisse tous les trois pour travailler sur un morceau ensemble. Je voulais apporter quelque chose de différent et de spontané à mon processus et il n'y a pas de doute que Drew a ajouté sa touche personnelle à ma vision.
On retrouve MHYSA, la chanteuse de R&B, sur le premier morceau "Intriguing (In the End)". C'est une association de styles inattendue. Cherchiez-vous à étudier la polarité entre sons métalliques très durs et voix féminines?
C'est précisément pour cela que je souhaitais travailler avec MYHSA. Elle a un style de R&B bruitiste et expérimental, mais je trouvais que le contraste entre ses voix et mon son instrumental très dur pouvait bien fonctionner, mais il y a aussi d'autres facteurs qui sont entrés en ligne de compte. Quand on fait de la pop, on commence généralement avec les voix placées au centre, mais avec MYHSA, on a fait tout le contraire, et j'ai trouvé ce processus assez fascinant. J'aime aussi beaucoup sa façon de traiter la voix d'une façon très technique, quoiqu'anarchique – elle se sert de reverbs énormes et d'effets ultra-produits complètement dingues.
Vous avez perdu l'audition pendant un certain temps et on pourrait facilement supposer que cela a à voir avec l'habitude d'écouter ou de créer de la musique particulièrement forte…
Ça m'ennuie beaucoup que les gens s'imaginent que ça m'est arrivé parce que j'écoutais de la musique trop fort. Si je continue de me battre contre ça, c'est parce que je souffre de la maladie de Menière, qui survient généralement à cause d'une infection ou d'un autre type de maladie systémique qui conduit à sécréter du liquide en excès dans l'oreille interne, ce qui affecte à la fois l'audition et le sens de l'équilibre. J'ai subi une perte soudaine de l'audition dans l'oreille gauche, ce qui signifie que je ne pouvais quasiment plus entendre les basses fréquences. Le meilleur traitement, ce sont des corticostéroïdes, ou dans mon cas des injections dans le tympan — c'est une méthode plus efficace, mais c'est aussi une procédure assez dangereuse. En novembre dernier, je me suis levé un matin et, de nouveau, je n'entendais quasiment plus rien dans l'oreille gauche. J'ai reçu les mêmes soins, mais cette fois-ci, ça n'a pas marché, même si j'ai fini par récupérer lentement et si j'ai retrouvé confiance en ma capacité à faire de la musique.
Comment avez-vous géré cette situation psychologiquement, et avez-vous dû revoir votre processus de création musicale?
L'audition est quelque chose qu'on tient pour acquis, et quand on n'a pas ce type de problème, on pense avoir tout le temps du monde pour faire de la musique et on a tendance à n'en faire que lorsqu'on estime que toutes les conditions sont réunies. Cette expérience m'a poussé à me concentrer davantage et à non seulement faire de la musique chaque fois que c'est possible, mais aussi à la terminer. Pour le genre de musique que je fais, c'est un peu plus compliqué, parce que je dois me concentrer fortement sur les basses fréquences. Ce qui fait que je me suis rendu compte que je poussais encore plus la gamme de fréquences dans cette direction que d'ordinaire.
Sur votre dernier LP, Absurd Matter, des morceaux tels que "Family", "Know Yourself" et "Poetry" semblent expérimenter avec le mélange du rap et de la musique bruitiste. Comment établissez-vous le lien entre ces formes musicales hétéroclites?
La musique rap m'a toujours influencé, et cela faisait déjà plusieurs années que je souhaitais l'incorporer à ma musique. Avant Aesthesis, on pouvait en entendre l'influence dans certains de mes beats, mais le son qui en résultait était confus et bruyant. Désormais, les arrangements de mes compositions sont bien plus directs et structurés, et je suis content que l'on continue d'entendre ma signature sonore dans tout ce design sonore avancé et ces ambiances sonores démentes. Cependant, plus je vieillis, plus je ressens le désir de m'écarter de l'idée de produire du bruit confus. J'ai envie de produire, non pas de la pop, mais un son plus structuré, et si vous voulez travailler avec des chanteurs et des rappeurs, vous devez vraiment savoir ce que vous faites pour que ça fonctionne bien. C'est pourquoi je trouve qu'Absurd Matter se distingue vraiment de mes disques précédents.
Avez-vous indiqué aux chanteurs avec qui vous avez travaillé comment vous souhaitiez qu'ils chantent sur les morceaux?
Pas vraiment, parce que je savais déjà comment fonctionnerait ma musique avec les artistes que j'avais choisis. Par exemple, Armand Hammer et Moor Mother viennent du versant expérimental du rap, assimilant des influences des musiques bruitiste et industrielle. J'ai réfléchi aux morceaux qui fonctionneraient le mieux avec chacun, mais il était important aussi de leur laisser la liberté de s'exprimer comme ils l'entendaient. C'était fabuleux de travailler avec le duo Armand Hammer, parce qu'ils ont incorporé beaucoup d'effets et de distorsion sur leurs voix, et ils se sont vraiment mis dans l'ambiance du morceau. Quand j'ai reçu leur contribution, je l'ai trouvée incroyable. Avec Moor Mother, j'ai dû faire un peu plus de travail d'édition parce que j'avais des idées sur la combinaison de ses voix dans la structure du morceau, depuis le premier couplet jusqu'au refrain.
Utilisez-vous principalement des instruments matériels pour créer des sons?
J'utilise toutes sortes d'instruments, mais j'assemble le tout dans Ableton Live. Beaucoup de mes amis vont dans des studios analogiques pour faire des jam sessions en une ou deux prises et en tirer un morceau, mais moi, c'est tout le contraire: j'ai besoin de temps pour réfléchir à comment je vais créer, arranger et faire évoluer un morceau. Ce serait impossible à faire avec des prises live parce que j'ai besoin d'utiliser beaucoup de logiciels pour le traitement, le rééchantillonnage et le post-traitement.
Pouvez-vous nous donner un peu plus de détails sur ce processus?
Je possède beaucoup de machines analogiques dans mon studio, notamment des modules Eurorack et des synthétiseurs à base d'oscillateurs, et j'aime bien collectionner des sons provenant de diverses sources et les mettre dans un système que j'ai développé dans Ableton. Cela suppose de fabriquer mes propres Racks d'instruments et d'entrées et de traiter les sources audio à travers ces Racks pour développer des textures où l'on peut reconnaître ma signature sonore. J'utilise aussi des logiciels pour créer diverses ambiances sonores, mais je rééchantillonne tout en audio parce que j'aime avoir la liberté d'éditer, de découper et de mettre des sons en automation, d'où qu'ils viennent.
Prenez-vous le temps de créer des bibliothèques de sons en vue d'un usage ultérieur?
Je le fais beaucoup parce qu'on peut aimer un son à un moment précis sans trop savoir quoi en faire. Quand j'ouvre Ableton, toutes les bibliothèques contiennent d'immenses ressources pour le design sonore dont je peux me servir pour faire un morceau, ce qui signifie que j'ai rarement besoin d'enregistrer quoi que ce soit de nouveau ou de partir de zéro. Sur le morceau "Savage Mindedness", je me suis en fait servi d'un Pack de samples d'Ableton très simples que j'ai rééchantillonnés et traités, j'aime donc bien utiliser des sources simples et disponibles, qu'elles proviennent de bibliothèques d'échantillons gratuites, de field recordings ou de sons de synthé de mes modules Eurorack et de mes boîtes à rythmes.
Malgré la nature relativement abordable d'Absurd Matter, il reste encore beaucoup de design sonore intense et confus. Utilisez-vous des plug-ins spécifiques pour travailler les sons?
Le logiciel me laisse une grande liberté pour produire de la musique comme je l'entends. Si j'ai envie de transformer un son et d'en tirer une grosse caisse, je sais de quelles fréquences j'ai besoin pour y parvenir et comment manipuler un son dans la direction opposée. Je me souviens avoir lu les propos d'un artiste qui prétendait qu'on n'avait pas vraiment besoin de savoir ce qui se passait quand on déforme le son pour faire de la musique, mais ma philosophie est tout autre : on ne peut pas commencer à naviguer et à expérimenter avec ses outils de façon non conventionnelle tant qu'on ne sait pas tirer tout ce qu'on veut d'un son. Je pense qu'il est vraiment important de comprendre le processus derrière ce que l'on fait plutôt que de naviguer simplement en suivant un cap fixé au hasard.
Texte et interview: Danny Turner
Photos avec l'aimable autorisation de Leonardo Scotti