Latent Sonorities : une approche musicale transculturelle
Début 2021, le multi-instrumentiste et chercheur Khyam Allami a sorti deux logiciels révolutionnaires qui cherchent à bouleverser le paysage de la musique électronique en remettant en question l'hégémonie des concepts occidentaux en matière de production musicale. Ses créations, Leimma et Apotome, permettent aux musiciens d'explorer des systèmes d'accordage issus de diverses traditions musicales et de se lancer dans la création de musique générative à l'aide de ces systèmes. Ces programmes basés sur le navigateur, qui privilégient les rythmes arabes, asiatiques, africains et latino-américains classiques – des styles aux accordages et aux sonorités distincts qui ne sont pas adaptés à la plupart des stations de travail audionumériques – ont été accueillis à bras ouverts par des artistes comme Allami. Telle une palette de couleurs ou un alphabet imités, les logiciels MIDI utilisent généralement la gamme tempérée à douze demi-tons égaux (12TET) comme système d'accordage par défaut, une convention largement répandue et issue de la tradition musicale classique européenne, ce qu'Allami appelle "le McDo de l'accordage".
"On parle beaucoup du rapatriement ou rematriement sonore", m'a confié le musicien expérimental Morgan Sully lors d'un appel vidéo. On a fait exprès de ne pas mentionner les mots 'décolonial' ou 'décoloniser' dans nos projets, car il s'agit de termes lourds de sens qui n'ont rien à voir avec le propos. En travaillant directement avec Allami, le compositeur berlinois s'est associé à Bilawa Ade Respati, qu'il a rencontré grâce au collectif Soydivision, et à d'autres personnes pour développer une approche plus générative de la création musicale. C'est à travers leur projet Latent Sonorities (qui fait référence aux possibilités intrinsèques de la musique) qu'ils proposent une méthode d'exploration des systèmes d'accordage différents du tempérament égal. Pour ce faire, ils utilisent des samples et des fichiers contenant des accordages de gamelan javanais que l'on peut charger directement dans un DAW comme Ableton Live. Sully et Respati aspirent à ce que l'esprit de collaboration musicale javanais encourage les utilisateurs de ce matériel à créer de la musique ensemble.
Les systèmes d'accordage sont généralement présentés sous la forme d'une grille standardisée dans les DAW, semblable à un piano roll, ce qui peut rapidement devenir compliqué lorsque l'accordage ne correspond pas à douze notes par octave. En début d'année, Ableton a lancé Live 12 qui intègre deux nouvelles fonctionnalités majeures : la possibilité d'importer des presets d'accordage de diverses traditions musicales et celle, pour les utilisateurs, de créer leurs propres presets grâce à la nouvelle fonctionnalité Tuning. Dans le cas du gamelan, "la variabilité de l'accord fait partie intégrante de son art, explique Respati. La manière dont l'instrument peut être accordé est très variable, et cette variabilité fait partie de sa richesse musicale. Une telle diversité de variations d'accordage ne pourrait pas être obtenue avec un système de grille standardisé.”
"Les instruments que nous avons samplés ont près de 30 ans. L'accordage de ce gamelan en 2023 ne correspond donc probablement plus à son accordage d'origine, précise Sully. Il est souvent difficile de trouver un facteur traditionnel possédant les connaissances transmises de génération en génération, nécessaires à l'entretien des gamelans. Il en va de même pour certains instruments analogiques comme les synthés Vermona ou les platines Thorens, où les fabricants d'origine capables de reproduire le son original sont de plus en plus rares, ce qui accentue le fossé intergénérationnel dans la transmission des connaissances. Ce pourrait être quelque chose à explorer dans les prochaines étapes du projet : comment transmettre ce savoir ?", conclut Sully.
Le gamelan n'est pas un genre à proprement parler, mais plutôt un "système archipélagique" comprenant divers styles, instruments, traditions et répertoires interconnectés. Il existe de nombreuses variantes régionales à travers l'Indonésie, chacune avec ses propres systèmes d'accordage comme le pelog, le slendro et le degung du gamelan sundanais. Cette complexité en fait un idiome musical particulièrement riche et diversifié, qui ne se prête pas facilement à l'utilisation de contrôleurs MIDI conventionnels. "Le tempérament égal, sur lequel est basé le MIDI, implique des interprétations spécifiques de la musique, qui sont souvent à l'origine de malentendus, souligne Respati. Par exemple, si l'on joue une gamme pelog au piano, on pense que cela reproduit les caractéristiques de l'accordage pelog et de la musique javanaise, soit la manière dont la gamme est utilisée dans la musique occidentale. Mais en réalité, la musique javanaise utilise des systèmes différents comme le pathet (catégorie modale) et le cengkok (motif mélodique) pour organiser et enrichir une composition spécifique.
Le pack de samples Latent Sonorities propose sept instruments issus du gamelan javanais de la Maison culturelle indonésienne de Berlin (ou Rumah Budaya Indonesia), accordés en pelog et en slendro. Parmi eux figurent différents gongs tels que le gong ageng, le kethuk et le kempyang, ainsi que des métallophones tels que le saron et le slenthem. Bien que ces instruments ne constituent pas un gamelan complet, Sully et Respati les ont sélectionnés pour leurs qualités percussives et tonales, leurs résonances et dissonances ainsi que leur potentiel timbral dans des contextes de musique numérique.
Respati a joué de ces instruments et Rabih Beaini de Morphine Records les a enregistrées en concertation avec Rashad Becker. Plusieurs microphones ont été utilisés pour pouvoir obtenir un échantillonnage stéréo en 24 bits/48 kHz pour chaque instrument. À partir de ces enregistrements, Khyam a analysé l'accordage de chaque note sur tous les instruments, importé les données dans Leimma et créé un tableau d'accord avec Bilawa pour partager certaines de leurs informations contextuelles. Ces accordages, ainsi que leur provenance culturelle, peuvent désormais être téléchargés, traités et importés dans n'importe quel DAW, explique Sully.
Latent Sonorities encourage les artistes à revisiter les œuvres traditionnelles au gamelan en utilisant ses accordages et à puiser dans le pack de samples pour créer leurs propres compositions "gamelaniques". Bien que le gamelan soit un instrument ancien, cela ne signifie pas qu'il est obsolète. "La musique répond à la réalité contemporaine de la vie moderne", explique Respati. Maintenant que les musiciens disposent d'un plus large éventail d'accordages et de samples, il espère qu'ils créeront une nouvelle forme de musique gamelanique plutôt que de se limiter à imiter la musique traditionnelle javanaise. Ou, comme le dit Wahono du collectif indonésien Uwalmassa : "Il est impossible de rester fidèle à la pure tradition du gamelan, car celui-ci est en constante évolution. Nous travaillons avec un instrument qui a déjà subi de nombreuses transformations, et la seule authenticité à préserver consiste à poursuivre son développement et son innovation.”
En plus de ces ressources, Latent Sonorities a entrepris de réaliser un album regroupant un ensemble de samples, d'accordages et d'instruments live. Ils ont convié six artistes (Cheryl Ong de Singapour, Wanton Witch de Bangkok, Allami, le facteur d'instruments indonésien J "Mo'ong" Santoso Pribadi, le compositeur birman Pinky Htut Aung et la percussionniste Filipina Tusa Montes) à enregistrer à Berlin. L'album, coproduit avec Yes No Wave de Yogyakarta et L-KW de Sully à Berlin, comprend de nouvelles compositions et des morceaux semi-improvisées utilisant les instruments et samples du projet. Il est accompagné d'un livret PDF contenant des interviews et un historique des instruments. Latent Sonorities prévoit de faire évoluer le projet en réalisant une compilation avec d'autres artistes.
Latent Sonorities aspire à élargir le champ d'application de l'héritage sonore. À terme, ils espèrent que leurs efforts encourageront des initiatives similaires pour d'autres types de musique, asiatique et autres. “Au final, nous espérons pouvoir donner libre cours à l'expérimentation de différentes pratiques musicales sans pour autant décontextualiser le riche patrimoine dont elles sont issues. Si quelqu'un se sent inspiré de développer certaines traditions avec lesquelles il se sent en connexion, ce serait génial", déclare Sully.
Texte et interview : Nyshka Chandran
Photos : Eunice Maurice
Pour en savoir plus sur Latent Sonorities, consultez leur site Web.