Jon Hopkins : Pas de confort sans inconfort
La musique de Jon Hopkins semble animée d’une existence qui lui est propre. Même après de nombreuses écoutes, chaque morceau révèle inévitablement de nouveaux détails insoupçonnés. La complexité de ses morceaux, souvent construits à partir de centaines de couches, offre une expérience véritablement unique à chaque écoute.
Près de 25 ans après la sortie de son premier album, Jon Hopkins ne cesse de réinventer ses méthodes de travail et son univers musical. Avec Insides (2009), Immunity (2013) et Singularity (2018), il avait exploré la confrontation entre deux forces colossales : une énergie brute et abrasive, palpable dans des titres comme "Colour Eye" et "Open Eye Signal", contrebalancée par la douceur apaisante de morceaux tels que "Abandon Window" et "Recovery".
Au fil des années qui ont suivi Singularity, l'intérêt grandissant pour les expériences psychédéliques et les états de conscience modifiés a conduit Jon Hopkins à approfondir le potentiel thérapeutique de sa musique, notamment avec Music for Psychedelic Therapy (2021). Son dernier album, Ritual, est une véritable cérémonie sonore de 41 minutes pensée pour être écoutée d’une seule traite.
Je me suis rendu dans son studio à Hackney pour discuter avec lui de cet album, de ses collaborations récentes, de ses logiciels et matériels favoris, ainsi que de son utilisation d’Ableton Live.
Peux-tu nous parler un peu du concept de Ritual et de la génèse de l'album ?
L’origine de l'album remonte à une installation appelée Dreamachine, créée en 2022. Elle réunissait une trentaine de personnes allongées dans un espace immersif, entourées d’un système audio impressionnant, composé de 50 ou 60 canaux, si je me souviens bien. Des lumières stroboscopiques étaient installées au-dessus de chaque participant, clignotant à différentes vitesses pour exploiter ce que l’on appelle l’effet flicker. Ce phénomène induit un état cérébral dominé par des ondes alpha, similaire à celui du rêve éveillé ou de la méditation. Cet état peut engendrer des visions inattendues, comparables à des expériences psychédéliques, mais sans avoir besoin de consommer quoi que ce soit. J’ai été ravi qu’on me propose de participer à ce projet.
Le morceau de musique qui en a résulté se devait d'être à la fois chaleureux et accessible. J’avais créé ce très joli morceau ambient, mais l’année suivante, j’ai ressenti le besoin de rouvrir la session pour voir s’il y avait quelque chose à en extraire et à développer pour en faire un album. J’ai contacté mon ami Dan [Nijowski], principal collaborateur de l’album sous le nom de 7RAYS. Il m’a aidé à repérer les prémices de nouvelles idées et à identifier ce qui ne fonctionnait pas. Certains éléments ont été retirés, car il était essentiel que la musique puisse se suffire à elle-même, sans aucun support visuel.
Nous avons simplement commencé à improviser avec tout ça. Je lui ai transmis quelques extraits, et il est parti retrouver Ishq [Matt Hillier]. Ensemble, ils ont configuré tous ces synthés analogiques et ont créé une incroyable quantité de contenu – des heures et des heures d'audio – qu’ils m’ont ensuite renvoyé.
Je suis assez doué pour repérer rapidement les idées intéressantes qui se cachent dans ces extraits. Je les ai donc parcourus et nous avons pu nous concentrer sur les idées qui semblaient porteuses. Je leur envoyais des suggestions ou des demandes plus spécifiques, et nous affinions progressivement les idées. Cela a abouti au résultat que vous entendez aujourd'hui.
Y avait-il un concept pour cet album dès le départ ?
Eh bien, je ne le sais jamais avant de me lancer dans une création. Je suis un processus intuitif jusqu’à ce que ce soit terminé. Les choses ne deviennent vraiment claires pour moi que lorsque je dois commencer à en parler dans un langage spécifique plutôt qu’un autre – un exercice que je préférerais toujours éviter au début. Mais avec le temps, je m’y investis davantage.
Les interviews sont toujours intéressantes, car quand on compose ce type de musique, les échanges ne sont généralement pas superficiels. C'est plutôt confidentiel, comme musique, tu vois ? Je ne fais pas de bangers. Ce n'est pas de la pop. Ça nécessite une écoute plus approfondie. J’aime l’idée que l'information soit disponible, mais uniquement pour ceux qui sont vraiment curieux. Si les gens recherchent l'interview que nous faisons aujourd'hui, ils pourront en apprendre davantage. Mais en réalité, la plupart se contenteront simplement d'écouter et de ressentir la musique sur un plan émotionnel, et c'est très bien ainsi. En discutant avec Dan, nous avons réalisé que cela avait quelque chose d’un rituel. Vers la fin du processus, nous avons même commencé à intégrer des sons liés à des rituels, comme celui de bougies qu’on allume.
L’expérience d’écoute est bien sûr très subjective. Non seulement les auditeurs ne savent pas toujours identifier les sons qu’ils entendent, mais ceux qui ressortent varient considérablement selon le moment de l’écoute et l’état d’esprit de chacun. Je remarque cela avec tous tes albums : chaque écoute est légèrement différente, et on finit toujours par découvrir quelque chose de nouveau.
Oui, il y a de nombreux d'éléments. Ce n’est pas intentionnel, mais c’est comme ça que les idées prennent forme et sonnent juste pour moi. Beaucoup de choses ont été mutées. J'ai appris à retirer des éléments pour laisser de l’espace. Cela dit, j’adore travailler sur les moindres détails, ajouter des éléments pour les auditeurs les plus attentifs. Je pense que c’est ainsi qu’une musique peut durer dans le temps.
Parfois, lorsque je retombe sur un ancien morceau que je n’ai pas écouté depuis des années, et il m'arrive de me dire : "Mais qu’est-ce que c’est que ce son déjà ?" Je finis par oublier ce que c'est car je ne travaille pas du tout de manière linéaire ou logique. Mon processus est très intuitif, et il m’arrive souvent de consolider des sons sans même avoir gardé la version originale. Je suis donc souvent incapable d’expliquer l’origine de certains d'entre eux. C'est assez amusant, je trouve.
Tu as récemment organisé des sessions d’écoute destinées à emmener les auditeurs d'un état d’esprit à un autre. Comment vois-tu l’évolution de ce voyage tout au long de ta musique ? Est-ce censé refléter une forme d’expérience psychédélique, comme dans tes albums précédents ?
La trame narrative a une signification particulière pour moi, mais j’ai choisi de ne pas la détailler, car cela pourrait influencer la manière dont les auditeurs la perçoivent. Elle suit néanmoins clairement l’arc narratif classique du "monomythe". La première partie est trompeuse, offrant un faux sentiment de sécurité. Elle évolue progressivement vers quelque chose de plus inquiétant, jusqu’à atteindre le seuil de la folie et de l’effondrement où la tension atteint son paroxysme. Puis c'est le triomphe, la désillusion, l'intégration et enfin la renaissance. C’est ainsi que s’articule l’arc narratif. Ce n’était pas vraiment une démarche consciente, mais je pense que c’est un schéma que je reproduis souvent dans mes albums sous différentes formes au fil des années. Dès mon deuxième album, on retrouvait déjà un élément de ce schéma vers la fin.
Mais oui, c’est intéressant de revoir la session maintenant, car je crois bien qu’elle ne comportait pas de marqueurs de piste au départ. Tout a été réalisé au cours de cette session, puis consolidé. Nous avons décidé de l’emplacement des marqueurs de piste après coup. Il n'a donc jamais été question d'un album de huit morceaux. Tout a été pensé comme un seul et long morceau qui a ensuite été découpé en huit parties pour des raisons contractuelles. Sinon, techniquement, il ne s'agit pas d'un album d'après les maisons de disques !
Mais finalement, c’est une bonne chose que ce soit divisé en plusieurs parties. Beaucoup de gens n’écoutent pas l’intégralité d’un album, et cela permet de lui donner une structure claire avec des noms pour chaque chapitre. Ceux qui sont vraiment intéressés prendront le temps d’écouter l’album en entier, et il est maintenant possible de profiter d’une écoute sans interruption sur les principales plateformes de streaming.
Et quels types de réactions observes-tu lors de ces séances ?
Eh bien, je n'y assiste pas vraiment, car je pense que ma présence pourrait influencer l’écoute et instaurer une dynamique particulière. Cela ressemble davantage à une projection qu’à une performance, bien que ce ne soit pas tout à fait cela non plus, car l’expérience se déroule dans un environnement sonore immersif extraordinaire, sans rien à regarder. Nous avons fait en sorte qu'il y ait un éclairage très tamisé et ajouté un peu de fumée, mais l’absence de visuel incite les gens à fermer les yeux et à se plonger pleinement dans l’expérience.
Pour moi, c’est une création profondément cinétique, et mon rêve serait d'en proposer des versions en extérieur, avec un tas d’enceintes disposées en cercle autour des participants. Peut-être que les gens se mettraient à bouger, à danser, à se libérer complètement. Cependant, lors des sessions actuelles, les participants sont généralement assis, allongés ou en posture de yoga. On y observe beaucoup de pleurs et de travail sur la respiration. Nous avons organisé plusieurs sessions, notamment à Berlin, Amsterdam et Londres (à l’ICA). On en a fait pas mal là-bas, sept ou huit, mais la session du samedi soir a été vraiment particulière. Certaines personnes semblaient littéralement en transe et l’énergie dans la salle était bien plus intense que lors des autres sessions. On pouvait ressentir une forme de relâchement et d’ouverture. Je suis convaincu que lorsqu’on écoute de la musique dans un état de conscience modifié, une tout autre dimension se dévoile à nous. C'est donc dommage que la prochaine session ait lieu un lundi soir !
Parlons un peu de l'aspect technique de cet album. Combien de pistes comptait la session au final ?
Il y en a 383. À son maximum, il y en avait 440, mais nous avons simplifié en en réduisant le nombre. Les instruments sont regroupés par sections plutôt que par piste individuelle, mais l’intro est regroupée dans un seul groupe, qui comporte à son tour de nombreux sous-groupes.
Matt [Ishq] serait bien incapable de dire d’où proviennent tous les sons qu’il a créés, car il dispose d’une immense bibliothèque de samples qu’il a accumulés au fil des années, souvent sans raison précise. À un moment donné, il détenait presque tous les synthétiseurs disponibles sur le marché. Il en achetait un, enregistrait une multitude de sons, puis le revendait. Ce son en est un parfait exemple.
Il aime beaucoup les synthétiseurs Korg les plus méconnus, comme le Kronos, et le Z1 qui possède des caractéristiques vraiment uniques.
Et là, on écoute le sample brut ou y as-tu ajouté des traitements ?
Oh, il y a une tonne de traitements là-dessus, mais cela a déjà été consolidé au son. À ce stade, il n'y a qu’un peu d’EQ. Cela permet essentiellement d’harmoniser le tout et de le rendre un peu plus cohérent.
Je pense aussi avoir baissé la hauteur d'une octave et l'avoir passé dans Altiverb en y appliquant la reverb Great Pyramid, car pour une raison ou une autre, l’Égypte occupait beaucoup mon esprit pendant la création de cet album.
C'est incroyable. Ces deux pistes pourraient constituer à elles seules un morceau à part entière.
Oui, ces stems sont vraiment intéressants. J’utilise Altiverb depuis Immunity, et ici, j’ai utilisé la reverb Golgumbaz, inspirée de ce mausolée en Inde. Les sons créés par Matt ont une étrange capacité à modifier instantanément l’état d’esprit. C'est le cas pour tous ces sons, jusqu'à un certain point.
En combinant ces cloches avec le son de Matt, on constate que l’ensemble s’harmonise parfaitement, malgré le fait qu’il s’agisse de stems séparés. Cela forme une image sonore cohérente, ou plutôt un espace immersif dans lequel on se retrouve totalement plongé. Toutes ces reverbs Altiverb possèdent un incroyable pouvoir immersif. Je perçois le son qui sort de mes enceintes, mais j’aurais juré qu’il venait d’un endroit bien plus lointain.
Comment sais-tu que tu as créé un paysage sonore suffisamment riche ? Est-ce que tu te fies simplement à ton instinct pour savoir s'il y a besoin d’ajouter quoi que ce soit d'autre ?
Je sais juste quand c'est bon ! C’est vraiment aussi simple que ça. Ma philosophie générale est : "bidouiller jusqu’à ce que ça sonne bien". C’est une approche purement intuitive.
D'où vient ce son de basse ici ?
Il vient de mon piano. C’est très important pour moi d’avoir des basses organiques. Je pense que, parfois, un synthétiseur ne peut tout simplement pas offrir la même richesse en matière de basses.
Tu utilises souvent ton piano droit dans tes morceaux, en particulier à la fin de tes albums, où l'on a l'impression que tu raccompagnes l'auditeur chez lui après un long périple.
Oui, c'est exactement ça. Pour moi, ce piano droit Yamaha, c'est comme ma maison, et ce depuis 1989. Il se trouvait auparavant dans mon studio à Bow, mais il est ici maintenant et j'imagine qu'il y restera. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont les cordes se sont détériorées au cours du temps, mais d’une façon presque charmante, à savoir que les graves ne sonnent plus aussi bien qu’avant. La dernière fois que les basses ont bien sonné, c'était sur Sit Around the Fire [de Music for Psychedelic Therapy]. C’était un peu le chant du cygne de ces cordes graves. Désormais, seule la partie médium du clavier sonne encore bien. Les aigus sonnent un peu faux, mais mon accordeur de piano m'a dit qu'il n'y avait pas grand-chose à faire pour y remédier. Il faut soit remplacer toutes les cordes, soit s’en accommoder, et peut-être célébrer la manière dont cette altération impacte positivement le son. Et quand j'ai besoin d'un son "propre" de piano, je vais ailleurs.
Ces sons de briquets sont intéressants. L’idée est que Vylana allume des objets, peut-être qu’au début elle allume une bougie de chaque côté, mais à la troisième fois, cela déclenche quelque chose de plus inattendu. Les bougies sont disposées à différents endroits, et la dernière active tout un ensemble de choses.
J'ai dû utiliser Reverb d'Ableton ici. Je m'en sers tout le temps – elle apporte une dimension très cosmique. Je ne l’utilise pas pour obtenir le son d’une reverb classique, mais plutôt lorsque je cherche un effet spatial plus imposant. Ce que j’apprécie particulièrement, c’est la façon dont elle génère des résonances tenues et inhabituelles. Une fois la reverb appliquée, je la consolide et baisse la hauteur d’une octave. Puis, j'en ajoute peut-être une autre et la consolide à nouveau. Complex est l'algorithme [de warping] que j'utilise le plus souvent. J’ai recours à Complex Pro uniquement lorsque je dois remplir les formants. En général, pour un projet de sound design comme celui-ci, j’évite d'étirer les sons autant que possible. Si ce n'est pas nécessaire, je désactive simplement le Warp.
Les gens ne font généralement pas ça, mais avec tous les collaborateurs anglais, nous nous sommes enregistrés dans cette pièce en utilisant des micros d’ambiance placés autour de nous. Nous bougions et nous déplacions dans le but de capturer la vie et l’énergie des personnes qui ont contribué à ce projet.
Cela me rappelle ces moments où l’on est sur le point de s'endormir ou de faire une sieste, avec quelqu’un qui s’affaire dans la pièce voisine. Ça a un côté très rassurant.
C'est agréable, oui. Je ne sais plus d’où me vient cette idée, mais je fais ça depuis quelques années. Pour le morceau ‘Heron’, une reprise assez peu connue de James Yorke datant de 2009, j’étais dans un vieux studio, et dans la cuisine, juste à côté de ma chambre, Cherif faisait la vaisselle, et on peut l’entendre dans l’enregistrement. J’enregistrais le piano, et il y avait quelque chose de réconfortant à attendre ces sons familiers, car ce sont précisément ce genre de sons avec lesquels on grandit. Je ne cherche plus à les éviter, mais plutôt à les mettre en valeur. Je le fais consciemment tout le temps maintenant.
Après l’intro, on arrive sur un passage plus "classique", qui peut sembler trompeur.
Trompeur dans quel sens ?
Parce que ce passage donne l’impression qu’on va écouter un album ambient classique. Il faut d’abord présenter le "normal" avant de plonger dans l’extrême. Si tu commences directement par l’extrême, il perd alors tout son impact. Il n’y a pas de confort sans inconfort, et inversement. Honnêtement, c’est mon passage préféré, sans doute parce que j’aime les choses simples. Ce morceau a d’ailleurs été composé presque entièrement avec le Moog One.
Ces éléments sont tous bien répartis dans l’image stéréo, n’est-ce pas ?
Exactement, et lorsque nous avons mixé en Atmos, c’était incroyable. On peut vraiment donner vie à tout ce que l’on imagine. J’utilise l’Atmos qu'à la toute fin, et c’est vraiment important pour moi de ne le faire qu’à ce moment-là. C’est essentiel de ne pas aller au-delà de la stéréo à ce stade, car on crée déjà une expérience immersive en stéréo. Il suffit ensuite de transposer le tout en Atmos une fois que tout est finalisé. C’est comme cela que ça fonctionne. Je n’ai pas besoin de faire passer des sons derrière moi pendant que je compose. Il y a déjà beaucoup de choses ici : de nombreuses couches de sons qui se superposent pour créer une image sonore unique.
L'énergie féminine de cette voix a quelque chose de magnifique.
C'est intéressant que tu en parles, car c'est précisément ce qui manquait le plus à l'album, je trouve. Beaucoup de femmes ont contribué au projet, mais une forte énergie "masculine" domine malgré tout dans les sonorités mécaniques. La section de cordes et les voix dégagent une énergie féminine, contrairement aux synthés, plus "masculins". L’air, l’amour et la vitalité apportés par Vylana, ainsi que par Emma et Daisy, sont essentiels à l'harmonie de l’album. C'était déséquilibré, je dirais, quand tout n'était qu'électronique.
Maintenant, on peut voir qu'il s'agit d'une sorte de fractale. Les couches s'imbriquent parfaitement les unes dans les autres. C'est assez agréable à écouter en soi.
C’est quoi ce clip ici, "Badalamenti Bridge" ?
Dans la bande-son de Twin Peaks, ainsi que dans de nombreuses autres musiques qu’Angelo Badalamenti a composées pour les films de David Lynch, il demande souvent à ses instrumentistes à cordes de jouer près du chevalet, notamment sur la contrebasse. Et j'adore ce son.
Je le passe dans cette combinaison d’effets que j’utilise fréquemment. J'utilise [le plugin Delay de Live] comme pré-délai que je peux contrôler séparément, réglé sur 100% wet et sans feedback, car les 250 ms de pré-délai de Reverb d’Ableton ne suffisent pas lorsqu'on applique déjà une réverbération de 60 secondes. Reverb apporte la profondeur et l'espace cosmique au son, et Altiverb la dimension plus organique. En ce qui concerne Altiverb, j'utilise la reverb King's Chamber de Great Pyramid, avec un temps de réverbération assez court, ce qui crée une sensation de nouveauté et de singularité.
Il y a un son ici dont j'aimerais parler, car il est vraiment intéressant. Nous avons appelé ce type de sons des "portails", car c’est précisément le rôle qu'ils jouent dans l’album. Ce son est un peu déconcertant, car on ne sait pas vraiment ce que c'est. Matt l’a envoyé – c’est une sorte de synthé aléatoire. Je veux dire, ça ne sonne pas mal, c’est même intéressant. Mais on se demande un peu ce que ça fait là. Et c’est justement ça l’idée ! Quand tu l’entends pour la première fois, tu te demandes immédiatement : "Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?"
Les "portails" apparaissent trois ou quatre fois, je crois, et lors de la deuxième apparition, il se passe un peu plus de choses. C'est un peu comme cette histoire de briquet au début, où quelque chose d'inattendu déclenche le son.
C'est un son assez perturbant.
Oui, et c’est intentionnel. En arrière-plan, il y a différents delays. J’essaie toujours de donner l’impression que chaque son naît d’un autre, comme si tout suivait une logique implacable, un peu à la manière d’un récit bien construit.
C’est un Prophecy, un synthé classique des années 90, accompagné d’un violoncelle ou d’un violon joué à un quart de la vitesse normale.
La dernière apparition du "portail" se situe au point culminant de l'album.
Ce passage survient comme une onde de choc, car comme tu l’as dit plus haut, on se laisse bercer par l’idée que l’album sera doux et paisible, puis soudain, ce son vient te frapper en pleine tête.
Exactement.
Dan a utilisé le séquenceur Cirklon, qui, en gros, te permet de créer très facilement de nombreuses boucles de durées différentes. Cela génère une structure polyrhythmique qui évolue progressivement. C'est un véritable passionné de hardware, et il est parvenu à obtenir des sons vraiment particuliers avec le Cirklon. Lorsqu’il composait ces rythmes, notre objectif était d’éviter que les sons deviennent trop classiques ou prévisibles. Cela crée une certaine part de chaos, mais un chaos maîtrisé, où les éléments évoluent à des vitesses différentes, de manière cohérente.
Cela t'arrive-t-il d'utiliser des instruments virtuels ?
Non, pas vraiment. Enfin, si, principalement pour des usages liés au sampling. J’ai beaucoup utilisé l’instrument Una Corda de Nils Frahm sur Singularity, ainsi que sur Music for Psychedelic Therapy où je l'ai énormément traité. Par contre, je ne crois pas qu’il figure sur cet album.
Il y a également Sampler et Simpler d’Ableton qui sont évidemment excellents. Je crée des racks et tout ce qui va avec, mais je n’utilise que des sources sonores issues de vrais synthés et instruments, et du piano. Ce n’est pas une règle stricte ni une question d’éthique, et je n’ai absolument rien contre ces outils virtuel. Je n’en retire tout simplement pas la même inspiration. J’adore pouvoir jouer et ajuster les sons en temps réel avec du hardware, puis me concentrer sur le sound design par la suite.
Comment gères-tu les moments de frustration ou les blocages créatifs ? Que fais-tu pour y remédier ?
Je sors généralement du studio. Je ne reste pas là, frustré, comme j’avais l’habitude de le faire auparavant. Je dirais que je travaille en moyenne trois ou quatre heures par jour maintenant. Le reste du temps, même si je ne suis pas en train de travailler activement sur la musique, mon cerveau continue probablement d'y réfléchir, mais je préfère me changer les idées en faisant autre chose.
Parfois, cela se produit au milieu de la nuit, ce qui n'est pas toujours pratique, mais en général, je préfère consacrer la moitié de ma journée à d’autres activités. Faire du sport est essentiel pour moi, car il n’y a rien de sain à rester assis sur sa chaise en fixant son écran d'ordinateur toute la journée. Il faut trouver une solution, d’une manière ou d’une autre. Heureusement, il y a une salle de sport à l’étage où je peux aller me dépenser. Je pratique aussi beaucoup la méditation, et j’adore plonger dans de l’eau glacée, aller au sauna ou m’adonner à des activités qui me reconnectent à mon corps. Et puis, le cerveau finit toujours par trouver une solution au blocage créatif. Parfois, il suffit de laisser le passage musical mûrir en soi.
C’est un peu prétentieux de le mentionner, mais si j’ai bien retenu une chose de Brian Eno, c’est que le processus de création doit rester avant tout un plaisir. Il faut éviter autant que possible de se perdre dans les détails insignifiants, à moins d'aimer vraiment ça. Et cela devrait arriver plutôt vers la fin du processus, pas au début. Le plus important est de commencer par esquisser la vision globale d’un projet, de travailler rapidement et d’ajouter les éléments au fur et à mesure, sans trop se poser de questions. Une session peut sembler complètement chaotique au début, mais comme on peut le voir ici, on peut toujours la structurer et l’organiser par la suite. Et, avec l’aide d’un bon ingénieur, comme celui avec qui je travaille, il est plus facile de garder une session propre et bien ordonnée.
As-tu envie de créer des morceaux plus rythmés, proches de la techno ? Ou bien, te sens-tu plus à l’aise avec cet aspect plus méditatif et moins centré sur le rythme ?
Eh bien, cet album est en réalité très rythmé ! Il prend simplement son temps avant d'y arriver. Les 15 minutes centrales sont d’une intensité rythmique marquée. Honnêtement, je pense que je ferai toujours un peu des deux. Après ce projet, qui a été assez intense à bien des égards, je ressens le besoin de m’orienter vers quelque chose de plus léger et amusant. Peut-être en réalisant des bangers ou des remixes de quatre minutes, on verra. J’aimerais aussi collaborer avec des chanteurs et faire plus de pop. En revanche, revenir à la techno, probablement pas. Cela dit, j’ai très envie de composer des morceaux plus entraînants.
Je n’ai pas envie de revenir en arrière. C’est assez drôle : quand j’ai sorti mon premier album, presque personne ne l’a écouté. Puis mon deuxième album est sorti, et ceux qui avaient aimé le premier étaient déçus qu’il ne lui ressemble pas. Mais où étaient-ils quand le premier est sorti ? Ensuite, j’ai réalisé Insides, et ceux qui avaient appréciés mes précédents albums n’étaient pas convaincus. Puis Immunity est sorti, et les fans d’Insides ont été déçus. Ensuite, avec Singularity, et on m’a reproché qu’il ressemblait trop à Immunity. Depuis mes deux derniers projets, honnêtement, je ne m’en préoccupe plus. Je crée simplement parce que j’ai le sentiment que c’est nécessaire. Il n’y a pas d'autre raison.
Suivez Jon Hopkins sur son site et sur Instagram
Texte et interview : Hal Churchman
Photos : Imogene Barron