Hauschka : des pianos préparés aux bandes originales couronnées d'un Oscar
Hauschka est le pseudonyme de Volker Bertelmann, un artiste absolument exceptionnel qui a roulé sa bosse. Il a grandi dans le nord de l'Allemagne et a commencé à s'intéresser aux sons électroniques à l'adolescence. Ses compétences techniques lui ont valu de participer à divers groupes, et il a même fait une tournée en première partie de Die Fantastischen Vier au début des années 1990 avec le groupe de hip-hop indé allemand God's Favorite Dog. Faute de voir se matérialiser un succès important, il est entré dans une phase d'exploration musicale, qui s'est achevée avec un retour au piano, ou plus précisément au "piano préparé". Cette technique popularisée par John Cage suppose de compléter les cordes du piano avec des objets du quotidien pour développer sa gamme de sons.
Ce courant de sa production musicale s'est développé en une formule gagnante qui a débuté en 2005 avec l'album Substantial publié sous le nom de Hauschka. Il a été suivi par des concerts largement acclamés et plus d'une douzaine d'autres albums, le dernier en date étant Philanthropy, sorti l'an passé. Des collaborations avec des artistes exceptionnels comme Hildur Guðnadóttir et Hilary Hahn ont consolidé ses réussites artistiques, de même que son travail de compositeur de musiques de film à l'international. S'il s'en est fallu de peu qu'il remporte l'Oscar pour la bande originale de Lion coécrite avec Dustin O'Halloran en 2019, il y est parvenu en solo six ans plus tard. En 2023, il a remporté le prix très convoité de l'Académie des Oscars pour la meilleure musique de film avec le drame se déroulant durant la Première Guerre mondiale À l'ouest, rien de nouveau. Dans notre interview, Volker Bertelmann nous fait profiter de profondes réflexions sur ses méthodes de travail en tant qu'artiste solo et que compositeur de musique de film, et il nous fait également profiter d'un Drum Rack exclusif avec des sons de piano préparé à télécharger.
*Nécessite Live 11 ou une version ultérieure
Bonjour, Volker. Racontez-nous donc comment vous vous êtes retrouvé à faire de la musique électronique, et ce qui a déclenché votre intérêt pour explorer le concept du "piano préparé".
Mon tout premier équipement était un Moog Prodigy, que je me suis offert avec l'argent de ma confirmation quand j'avais treize ans. Ce qui me fascinait le plus, c'était la possibilité de créer des sons grâce à la synthèse, de manipuler des sons avec des enveloppes, mais aussi les surprises qui se produisaient quand on tournait des boutons dont je ne comprenais pas bien à quoi ils servaient.
À l'époque, je n'avais pas d'argent pour des synthétiseurs plus grands. Mais je me rendais fréquemment au Synthesizer Studio, à Bonn, où il y avait tous les synthétiseurs dont on pouvait rêver, comme le PPG Wave ou le Prophet 5 de Sequential Circuits. Même si je ne pouvais m'offrir aucun d'entre eux, on me laissait parfois les essayer.
Dans le local de répétition de mon premier groupe, en plus de mon Prodigy, on avait un Korg MS20 qu'on avait emprunté, un Stringman de Farfisa et un autre clavier. Tout cela faisait un peu penser à la configuration de Keith Emerson, parce qu'à l'époque, on pensait qu'un claviériste avait besoin d'une montagne de claviers. En général, je n'étais pas du genre à passer des heures à tripoter des boutons ; je cherchais plutôt des synthés faciles à utiliser. Le Roland Juno-60, par exemple, est un super synthétiseur facile à utiliser, mais qui peut produire des sons fabuleux relativement rapidement.
Le plus important, ce sont les enveloppes, qui m'ont permis de comprendre que les sons sont définis par le temps qu'ils mettent à décliner, qu'ils soient atténués ou filtrés. À un moment, j'ai réalisé que l'on pouvait faire quelque chose de similaire avec un piano en utilisant des matériaux qui affectent la phase de decay ou d'attaque du son. Au départ, influencer la durée de sustain était difficile, puisqu'un piano a une durée de decay fixe. Cependant, avec E-Bows, j'ai fini par trouver comment créer des ondes stables sur les cordes du piano. Cela a fini par devenir un champ d'exploration infini, qui m'a apporté une joie incroyable – pareille à travailler avec un synthétiseur. Je suis devenu fasciné par ce que l'on peut faire avec un instrument aussi grand, surtout quand on considère le fait qu'un piano à queue contient essentiellement une plaque de réverbération.
D'où vient votre pseudonyme "Hauschka", et comment votre présentation live du concept de piano préparé évolue-t-elle ?
Alors que j'enregistrais un album avec le groupe Musik AM au pays de Galles, je m'installais souvent au piano pour en jouer durant les pauses. Le producteur Adam Fuest aimait bien mes morceaux et m'a suggéré d'envisager un album de piano. Quelques mois plus tard, j'ai enregistré mon premier album sous le nom de Hauschka, Substantial. Toutefois, je n'ai pas donné de concerts après la sortie ; j'avais peur que cela n'intéresse personne. Ce n'est qu'après mon deuxième album que j'ai accepté une offre pour assurer une première partie. Je me suis vite rendu compte que les frais de location d'un piano à queue pour les concerts dépasseraient le montant de mon cachet à l'époque. Alors j'ai joué les sons de piano préparé que j'avais déjà enregistrés avec un Minidisc et je les ai complétés avec des improvisations sur un piano électrique.
Quand j'ai enfin eu un piano droit ou un piano à queue à ma disposition pour deux concerts, j'ai remarqué que le niveau d'interaction et d'énergie était tout à fait différent entre le public et moi. Après cela, j'ai décidé de ne plus jouer que dans des endroits où il y avait déjà un piano sur place. Je me suis aussi rendu compte que je devais envisager mes albums comme des médias autonomes plutôt que d'essayer de les rejouer sur scène.
Les concerts de piano étaient différents parce qu'improviser me permettait de m'engager avec l'espace et de jouer avec un piano différent chaque soir. Parfois, il y avait un piano droit, parfois un quart de queue, un demi-queue, un trois quart de queue, ou un piano à queue de modèle D. Je ne pouvais pas toujours les préparer comme je le voulais à cause des contraintes de temps et parce qu'ils avaient tous des qualités sonores différentes. J'ai vite réalisé que j'avais besoin d'une forme de balance pour tester l'instrument avec les objets que j'apportais pour voir ce qui sonnait bien. C'est comme créer un système modulaire et laisser le public voir comment vous vous en servez durant la performance. C'était génial de constater que cela fonctionnait et qu'il y avait une réaction directe du public.
Qu'utilisez-vous ces temps-ci en plus de votre piano préparé dans vos performances live ?
J'ai deux pedalboards configurés exactement de la même façon. C'est parce que j'aime bien improviser avec mon matériel en direct et faire toutes sortes de changements de réglages. Pour éviter toute mauvaise surprise durant une performance live, j'ai réalisé une copie du pedalboard. En plus des pédales, il y a une petite console de mixage Mackie qui a été modifiée pour que je puisse mixer toutes les pédales ensemble via des départs. Il y a aussi une Loop Station de Boss, qui fournit l'horloge MIDI. Ce qui fait que lorsque j'enregistre une boucle en live, elle règle le temps et "alimente" tous les autres appareils qui fonctionnent alors de façon synchronisée. Normalement, mon Push 3 envoie le tempo à la Loop Station, mais une fois que j'enregistre quelque chose dessus et que je change de morceau, la boucle change de tempo pour s'aligner sur le morceau suivant. C'est génial dans une situation live pour faire des transitions tout en douceur d'un morceau à l'autre. Les éléments doivent être synchronisés un petit moment avant de passer d'un morceau au suivant.
J'ai commencé à utiliser Push 3 parce que je me suis servi de synthétiseurs et de beats pour certains morceaux de Philanthropy, mon dernier album. En revanche, je ne voulais pas avoir d'ordinateur sur scène, alors j'ai opté pour un appareil léger et compact qui offre des fonctions de synchronisation et des sorties audio. Mon ingénieur de scène répartit les boucles en canaux individuels à l'aide d'une carte son RME pour pouvoir mixer les signaux comme un groupe. J'ai 14 micros sur le piano, dont deux vont dans le pedalboard. On y trouve notamment les petits microphones Countryman qui captent des zones spécifiques, comme une charleston que je "construis" avec le piano. Parce qu'elle est si précise et bien contrôlée, toute la configuration peut être mixée non simplement comme un piano, mais aussi comme une batterie, et cela sonne vraiment bien. Bien sûr, 14 micros ouverts face à une grosse sono, cela peut être un sacré problème en termes de larsen ! Mais avec mon capteur Helpinstill à l'intérieur du piano, on peut faire en sorte que le son soit aussi puissant qu'un morceau de techno sur de grandes scènes en plein air.
Quel rôle joue Ableton Live dans vos performances ?
Je me sers de Live pour des morceaux avec des arrangements fixes grâce aux scènes. Cependant, tout jouer dans le même ordre serait trop ennuyeux pour moi. C'est pour cela que je déplace souvent des clips en même temps que je joue du piano – cela me permet de créer plus de dynamique. Il est important pour moi que mon jeu de piano soit au premier plan et que la performance n'ait pas l'air d'un play-back. C'est pour cela que je me sers des sons un petit peu différemment à partir de Live à chaque concert.
Quelle est votre approche en studio ? Plus précisément, quelle est la différence entre faire de la musique sous le nom de Hauschka et composer des musiques de film sous votre véritable patronyme ?
La musique est similaire, mais l'approche est totalement différente. En tant qu'artiste solo, j'ai parfois une idée instrumentale ou un visuel ou un autre thème précis. Ou bien il arrive que je retombe sur des "restes" d'un autre projet et que je me dise : "J'aime beaucoup comment ça sonne ; j'aimerais bien le réenregistrer." J'assemble des lots de musique que j'aime, même si je ne sais pas encore comment je vais m'en servir.
Pour la musique de film, je dispose du film, et surtout, ma musique doit absolument coller au thème. Puis, de plus en plus d'avis de personnes diverses entrent en jeu, qui vont influencer progressivement mon travail. L'art consiste alors à avoir de premières inspirations dans lesquelles on croit, tout en étant prêt aussi à les sacrifier au besoin.
Vous avez remporté un Oscar pour la musique du film À l'ouest, rien de nouveau. Profitez-vous d'une liberté artistique accrue depuis que vous avez reçu ce prix ?
Je ne suis plus obligé de répondre à autant de questions qu'avant, et on me confie des tâches plus complexes. Tout le monde serait probablement d'accord pour composer la musique d'un film hollywoodien si on lui en donnait la chance. Cependant, il faut garder en tête que vous pouvez très bien être viré au bout de deux semaines. Apprendre tout le processus et comprendre où chaque chose est censée mener demande beaucoup d'entraînement. Si votre musique ne convient pas à la vision du réalisateur, vous ne pouvez pas vous contenter de dire "C'est ce que j'ai trouvé, et vous allez devoir faire avec." Le boulot consiste à donner au film le meilleur de vous-même tout en intégrant et en traitant les avis d'autres personnes sans perdre de vue votre propre approche dans la mesure du possible. Et parfois, ce n'est pas possible. Procéder autrement que d'ordinaire peut aussi vous conduire à découvrir de nouvelles approches et idées pour votre musique à vous. Par exemple, je n'aurais probablement jamais utilisé certains instruments comme la trompette. Cependant, composer pour le cinéma m'a rapproché de cet instrument. Je suis ravi de tirer des leçons de ces diverses approches.
Sur le plan sonore, À l'ouest, rien de nouveau se caractérise par des sons de guerre et de bataille. Comment avez-vous trouvé de la place pour votre musique là-dedans ?
Plus vous travaillez sur des films, mieux vous comprenez le processus qui se déroule après la composition. Aussi fabuleuse soit votre composition, vous devez comprendre comment elle va se mêler aux effets, au design sonore et au dialogue en postproduction. Si cela ne fonctionne pas, il ne restera de votre composition que l'instrument qui ressort de tout le reste sur le plan sonore. Cela inclut de savoir, par exemple, que les mélodies importantes ne marchent pas simultanément avec les passages clés dans le dialogue. Vous devez repérer à quels moments le film fait de la place aux mélodies et comment elles s'intègrent au flux. C'est comme cela que le motif sur trois notes a été créé pour le film. Je me suis rendu compte que quelque chose de court et concis pourrait toujours servir lors des accalmies durant le combat.
En général, il est nécessaire d'enregistrer beaucoup pour avoir divers instruments prêts pour différents scénarios et pour être paré à toutes les éventualités. Pour les scènes de guerre, nous avions recours à un ensemble de cuivres et un orchestre à cordes. On a aussi enregistré des sons comme des enclumes et des plaques de métal. À la fin, vous découvrez souvent que ce qui ressort de tout le reste est quelque chose que vous n'aviez pas envisagé au départ.
Comment est né le motif sur trois notes d'À l'ouest, rien de nouveau ?
Un jour après avoir vu le film pour la première fois, j'ai enregistré l'idée et je l'ai envoyée au réalisateur. Le lendemain, j'ai reçu son retour : "C'est génial !" Je n'avais jamais rien connu de tel jusque-là. En règle générale, la réaction est plutôt de l'ordre de "Ouais, ça pourrait être un peu différent", ce qui signifie que vous devez vous remettre au travail. C'est pour cela que j'aime songer à mon travail comme un artisan le ferait – poncer un morceau de bois du mieux qu'il peut, et puis porter un nouveau regard dessus, avec le recul. Dans la plupart des cas, ce ne sera pas parfait dès le premier coup, mais cela aura une certaine substance, avec des contours qui émergent que j'aime vraiment. Puis il faudra peut-être en remettre une couche avant que tout soit parfait.
Est-ce que les synthés de votre collection, comme le Roland Jupiter-4, servent régulièrement, ou est-ce qu'il vous suffit de les regarder pour trouver l'inspiration créative ?
Ils restent à demeure dans le studio et servent régulièrement. Mais ce n'est pas forcément le synthétiseur le plus onéreux qui donnera les meilleurs sons. Par exemple, j'utilise de nombreux appareils de SOMA comme le Lyra-8, le Cosmos ou le Pulsar. Ils sont tous sur une étagère, et quand je les sors et que je les branche, ils m'aident à élargir mon processus créatif. À mes yeux, il est plus important de développer d'abord une idée musicale. Je commence souvent au piano, mais j'ai aussi un Nyckelharpa, un instrument à cordes médiéval suédois dont on joue avec des touches en bois. Cela me permet de réaliser une idée pour le violon sans pour autant maîtriser la technique correspondante. Il me donne de la joie, c'est comme dessiner un son à partir de mon harmonica contrebasse qui me rappelle mon harmonium. Je m'amuse vraiment à chercher des choses et à bidouiller avec des petits générateurs de sons compliqués.
Pour conclure, quels instruments aimeriez-vous avoir avec vous si vous faisiez naufrage sur une île déserte ?
Il y aurait probablement parmi eux le Teenage Engineering OP-1, parce qu'il propose quasiment tout ce qui est possible et imaginable. Puis probablement le Mood de Chase Bliss en tant qu'appareil d'effets et un Minimoog de Moog. J'essaierais aussi de sauver mon sac à dos avec mon laptop, comme ça j'aurais mes sons et mon petit Akai MPK Mini à disposition. Le piano devrait aussi faire partie du lot, en fait, mais il aurait vraisemblablement coulé avec le bateau !
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Interview et retranscription : Elmar von Cramon
Photos : Debi Del Grande et Nina Ditscheid